En cette année noire, les bonnes nouvelles se font rares et lorsqu'il y en a une qui arrive, autant dire qu'on se jette dessus. Alors que nous sommes confinés, la sortie du premier album d'Esthesis apporte un peu de lumière à cette obscurité ambiante. Music Waves est parti à nouveau à la rencontre d'Aurélien Goude qui nous présente "The Awakening" un projet qu'il a pensé de A à Z et conceptualisé à la manière d'un grand maître anglais en la matière...
Nous aimons commencer nos interviews par la question qu’on t’a trop posée et à laquelle tu es fatigué de répondre, la dernière fois c’était « tu les sors quand tes compos », ça a changé depuis ?
C'est un peu la même chose, oui. C'est plutôt “quand est-ce que tu sors cet album ?”
On y est presque (NDLR : l'interview a eu lieu quelques jours avant la sortie de l'album)..., ‘Raising Hands’ est sorti il y a maintenant un peu plus d’un an, quel regard portes-tu sur cet EP et sur l’accueil favorable qu’il a recueilli ? Est-ce que ça t'a mis une pression particulière ?
Je suis très content des retours positifs qu'il y a eu sur l'EP, d'autant que je ne m'attendais pas à ce qu'ils soient aussi positifs. Ce fut une agréable surprise que les gens apprécient "Raising Hands" alors que la plupart n'avait pas écouté une seule de mes compositions. C'était aussi surprenant qu'ils ne réagissent pas trop au son de l'EP. C'était une première production avec peu de budget par rapport à l'album. L'enregistrement avait été fait un peu de façon artisanale et j'avais peur de la réaction des gens en terme de production. Mais apparemment ça n'a pas gêné et donc quand les compos arrivent à amener les gens quelque part positivement, ils se focalisent plus sur les compositions. Après c'est un peu quelque chose qui me frustre car j'aurais aimé bénéficier d'un meilleur son, mais je savais aussi qu'on allait faire mieux par la suite.
C'est-à -dire pour cet album, tu as eu plus de moyens, comment as-tu fait ?
Là on était sur un premier album et je voulais frapper fort en termes de mixage et de production. Je me suis tourné vers un studio professionnel à Toulouse (le studio Capitole) avec un super ingé son, Julien Couralet, qui a fait un boulot remarquable. Le chant je l'ai fait au studio My Sound, toujours sur Toulouse avec Florent Charles et les claviers dans mon home studio car je n'arrive pas à suivre les délais imposés par le passage en studio d'un point de vue prises. Il m'arrive d'en faire des dizaines et des dizaines et donc ça m'aurait coûté certainement plus cher (rires).
A ce moment, vu le succès de l'EP, pourquoi tu n'es pas passé par un financement participatif pour accroître les moyens dont tu disposais déjà ?
J'ai préféré l'assumer moi-même car je pouvais le faire, même si ça a été un certain coût. Je ne suis pas passé par ce type financement car je considère que tu ne peux le faire que dès que tu as une fan base un peu plus large, en fait. Et si jamais j'ai l'occasion de le faire un jour, j'attendrai d'avoir une fan base suffisamment nombreuse pour franchir le pas et surtout assurer la campagne avec des retours positifs. C'est à l'étude pour un deuxième voire au troisième album. A ce jour, les gens n'ont pas encore trop écouté les compositions et vu que le style de ce premier album est dans la continuité de l'EP tout en apportant quelque chose de différent, je ne voulais pas que les gens soient déçus de ce qu'ils allaient entendre.
Pour ‘The Awakening’ tu as changé les musiciens qui ont travaillé avec toi précédemment, pour quelles raisons un tel choix risqué alors que tu avais pu et su constituer une équipe autour de toi pour l’EP ?
En fait la décision s'est un peu imposée d'elle-même puisque l'équipe de l'EP était le line up de mon domicile d'origine (Paris) et j'ai déménagé sur Toulouse en 2018-2019 : c'était devenu impossible de continuer avec les mêmes musiciens. Je pense d'ailleurs que la section rythmique n'avait pas très envie de poursuivre l'aventure, les musiciens ne croyaient pas énormément aux compositions, pas plus que ça et j'ai besoin d'un investissement fort des membres qui font partie du projet. Et en plus, je me suis dit qu'il me fallait des musiciens qui ressemblaient au style de l'album que j'allais faire, ce qui n'était pas forcément le cas de l'EP. Par exemple Florian le batteur est très polyvalent, Baptiste le guitariste est porté sur les sons planants et la capacité à ambiancer et c'était primordial vue le nombre de passages comme ça qu'il y a dans l'album, et Marc le bassiste est très bon pour faire groover et trouver les harmonies. Pour autant ce n'est pas une fin de l'ancien line-up car je suis en train de travailler sur une version alternative de 'Still Far To Go' (qui sera proposée en janvier pour tous ceux qui ont précommandé l'album) avec David mon ancien guitariste.
Cette démarche rappelle celle de Steven Wilson en solo qui change son équipe en fonction des styles de ses albums (du moins à son début) : changements de batteurs, de guitaristes...
Comme Nine Inch Nails, aussi !
C'est ça le truc avec les étiquettes, on se dit toujours : est-ce qu'il y besoin de poser une étiquette sur tout ?

Tu t'inscris dans cette manière de fonctionner avec une volonté de garder la main plutôt que dans l'idée de former un groupe ? Ce sont plutôt aux autres de s'adapter à tes compositions ...
Disons qu'il y a de ça. Je m'inscris dans ces groupes.... mais peut-on appeler cela des groupes ou bien ce sont des projets solos... C'est ça le truc avec les étiquettes, on se dit toujours : est-ce qu'il y besoin de poser une étiquette sur tout ? Est-ce que c'est un projet solo ou s'agit-il d'un groupe... C'est vrai qu'Esthesis s'apparente plus à un projet solo qu'à un projet de groupe. J'ai plusieurs fois hésité à savoir dans quelle direction j'allais mais avec du recul, je m'aperçois que j'ai une vision des morceaux que j'écris et souvent cette vision s'impose et les musiciens arrivent à s'adapter et à enrichir ces morceaux. Je me glisse dans cette démarche. Après ça ne veut pas dire que l'équipe se renouvellera à chaque fois. Là, le line up restera probablement le même pour le second album, ne serait-ce que pour une question scénique. Regarde Porcupine Tree n'a pas énormément changé ses membres à partir du moment où ils se sont fixés, certes il y a eu le changement de batteur....
Ce qui n'est pas forcément le cas de Wilson en solo qui a changé beaucoup son équipe (hormis Nick Beggs et Adam Holzman pour ses derniers albums)...
Si je peux avoir une équipe qui se stabilise, idéalement c'est ce que je veux. Pour ce premier album j'ai fait passer des auditions pendant plusieurs mois qui ont été assez strictes. J'ai été strict pour recruter des musiciens et j'ai fait exprès de chercher des musiciens polyvalents pour pouvoir faire en sorte qu'ils s'adaptent aux futurs albums parce que clairement la direction des deux prochains est déjà pensée.
Tu parais calme, posé... est-ce que le fait de t'imposer comme ça, ça va contre ta nature ? C'est l'impression que tu donnes ou bien c'est quelque chose qui est inscrit en toi ?
(Rires) Je ne sais pas si je suis très calme ou si les musiciens diront que je suis quelqu'un de très calme. C'est quelque chose qui s'apprend sur le tas. Quand on était en 2015-2016 à l'époque où l'EP n'était pas encore sorti, j'avais déjà la plupart des compos mais j'osais pas forcément m'affirmer de la même manière parce que les autres musiciens n'étaient par prêts à ça et considéraient qu'un groupe c'est être dans une démocratie où chacun vote à main levée pour prendre des décisions. Je me suis aperçu que dans cette démarche-là, il n'y avait rien qui avançait. Ça m'a beaucoup frustré justement dans cette période. C'est pour ça que vers 2017-2018 quand j'ai commencé à finaliser "Raising Hands", j'ai repris la main sur le projet car il fallait que ça sorte. Je me suis aperçu que j'avais une vision des morceaux et je me faisais de plus en plus confiance en écoutant les maquettes et en écoutant les retours de personnes à qui je faisais écouter. Actuellement je prends de plus en plus confiance sans trop d'excès car je suis quelqu'un qui se remet beaucoup en question... voire trop ! Je ne suis quasiment jamais satisfait de ce que je fais, sauf à un moment qui arrive généralement très tardivement, après plusieurs mois pour trouver ça pas mal au final. L'album j'en suis très fier mais il aura fallu de nombreuses remises en question pour être totalement content.
Et tes musiciens, ils en sont aussi satisfaits car tu les a drivés, ils ont pu exprimer leur idées ?
Oui, ils le sont tout à fait.
A la fin de la précédente interview tu disais avoir plus d'une soixantaine de compositions écrites, pourquoi avoir choisi de prendre ton temps pour sortir un album plutôt qu'un EP que tu peux sortir à intervalles rapprochés pour gagner en visibilité tels que sont les standards actuels pour être de plus en plus présent dans l'industrie musicale en sortant beaucoup de productions plus courtes... tu as la matière pour ça ?
J'ai une démarche d'album. J'ai toujours était emporté par les albums, c'est presque un Graal, un bel objet. C'est pas un single, un EP. Dans ma conception c'est un tout et j'ai assez rapidement après l'EP eu envie d'aller faire cette démarche. On n'a pas la même sensation avec un EP je trouve.
Justement c'est quelque chose qui me plait beaucoup d'être à contre-courant de cette tendance de plus en plus prégnante. Je ne fais pas de
la musique pour tomber dans la facilité, c'est le cas pour cet album.
Ok de ce point de vue, mais de nos jours, les auditeurs, de moins en moins de gens font l'effort d'écouter un album en entier, ils zappent, créent des playlists. Peut-être que cet album s'adresse à un public particulier qui comme toi ou moi a conservé ce rapport particulier à la musique, tu as conscience de ça et d'aller à contre sens de cette évolution ?
Justement c'est quelque chose qui me plait beaucoup d'être à contre courant de cette tendance de plus en plus prégnante. Je ne fais pas de la musique pour tomber dans la facilité, c'est le cas pour cet album. Je voudrais que les auditeurs viennent vers cet album plutôt que l'album aille vers eux. Je trouve qu'aujourd'hui il y a trop de musique qui va vers les gens, on leur donne une musique qui a ce qu'ils attendent mais quitte à ce qu'il y ait moins de gens qui l'écoutent, et ce sera probablement le cas par rapport à plein d'artistes qui sortent plein d'EP ou des morceaux plus formatés, ma vision du projet est que l'auditeur fasse la démarche d'aller vers l'album. C'est une démarche qui est exigeante mais, j'espère que les gens le sentiront, on ne connait pas la fin d'un morceau de cet album avant d'être allé jusqu'au bout. Chaque titre est construit comme une sorte de film avec des rebondissements, il faut aller à la fin pour connaitre le fin mot de l'histoire. Les auditeurs qui iront jusqu'au bout auront des surprises j'espère et ne s'entendront pas à avoir des rebondissements dans la musique. L'album nécessite un effort.
Tu crois que les gens sont mûrs pour ça ?
Je sais pas on verra, mais les retours sur l'EP étaient très bons mais on voit bien avec un artiste comme Steven Wilson les renouvellements de styles et les morceaux à rallonge ont leur fans et leurs auditeurs, et j'espère qu'ils seront convaincus par le style de l'album.
Parlons-en de cet album, il débute sur des nappes de claviers inquiétantes et se termine sur ces mêmes nappes comme une sorte de boucle temporelle un peu à l’image de la pochette brouillée, le thème est la perte d'identité. Cela signifie que nous sommes en présence d’un concept album ?
Oui effectivement, il y a de ça, mais pas tout à fait dans le sens d'opéra-rock comme "The Wall", "Tommy"... il y a un fil rouge au niveau des paroles qui traitent de la notion d'identité au sens large, l'éveil de l'identité, la quête, la perte... Il y a une volonté - même si les compositions sont différentes au niveau des ambiances - d'avoir une homogénéité que j'espère avoir trouvée au niveau musical et des textes. Il y a eu donc cette volonté de boucler la boucle, comme une sorte de cycle sans fin, de boucle éternelle. Et ce bruitage au début, ce n'est pas du clavier, c'est une voix.
C'est ta voix ?
Oui, sauf que c'est un enregistrement de ma voix quand j'étais très jeune (3 ou 4 ans). J'avais enregistré ça sur un vieux magneto à bande et j'étais en train de chanter quelque chose. Je me suis dit ce serait marrant de repasser cette bande de moi avec plein de reverb', plein de delay et de savoir ce que ça donnerait si j'inversais le son. Au final ça a donné un truc assez flippant en effet (rires) mais aussi amusant qui correspondait bien à l'ambiance de l'album car il s'apparente à du vent, un petit peu. C'était le bruitage idéal pour commencer et finir l'album.
A ce propos on sent que sur la voix il y a moins d'effets par rapport à l'EP, as tu fait un travail particulier sur cet aspect ?
Oui, je me suis fait confiance en mettant un peu moins d'effet sur le chant. Les effets sur l'EP étaient un peu un effet de style car les morceaux étaient un peu plus rentre-dedans et pour l'album ça exigeait plus de délicatesse au niveau de la voix. Le morceau qui m'a demandé le plus de travail c'est clairement 'Chameleon' parce qu'il y a beaucoup d'harmonies vocales, ce à quoi je suis très attaché et c'est la raison d'ailleurs pour laquelle j'avais accroché à Porcupine Tree que j'ai découvert avec "Lightbulb Sun". j'ai toujours adoré les harmonies vocales de Wilson, des Beatles, des Beach Boys....
Et tu te fais plus confiance donc maintenant en tant que chanteur ?
Oui clairement, ce qui est marrant c'est qu'il y a des prises vocales que je redoutais et qui sont rentrées en une prise et d'autres où je me disais “c'est bon ça va le faire”, où ça a été plus difficile. 'Still Far To Go' par exemple était comme ça. Parler d'une rupture amoureuse c'était le plus difficile, ça a été tellement déjà fait que ça a été difficile de proposer quelque chose de nouveau et de positif. La partie vocale la plus facile de façon surprenante est la partie trois ambient de 'Donwstream' qui est très particulière.
Je croyais que c'était une voix féminine...
Non, c'est bien moi et c'est sorti d'un coup sans trop d'effet.
Tu la travailles beaucoup cette voix ?
Oui, j'ai beaucoup répété avant d'enregistrer et j'aimerais poursuivre ce travail avec un coach vocal pour prendre encore plus confiance même si je suis très satisfait de ce que j'ai fait sur cet album, les parties sont plus claires, plus compréhensibles.
Comment abordes-tu le chant pour ne pas surjouer les émotions ?
Il y a un certain détachement et de la rêverie aussi un peu comme dans Nosound, le tout en sortant de ma zone de confort contrairement à Tim Bowness qui reste sur la même manière de chanter. 'No Soul To Sell' par exemple m'a demandé le plus de travail, l'ingé son me disant : "Tu n'es pas assez en colère” et je me suis énervé, d'ailleurs tu peux le ressentir sur certaines phrases ou sur 'High Tide' sur la dernière ligne pour faire sentir le désespoir car le 'Oh' n'était pas assez désespéré, on l'a répété plein de fois. Il a fallu me pousser dans mes retranchements.
Le premier titre 'Downstream' a une colonne vertébrale très floydienne avec des claviers mis en avant mais aussi avec une belle personnalité avec des arrangements très riches, 'Chameleon' développe une ambiance très Porcupine Tree (période Lightbulb Sun) mais avec une plus grande fluidité, ta volonté dans cet album était également de prouver que tu pouvais t’émanciper des influences qui étaient marquées dans l’EP ?
Oui effectivement, l'EP était en quelque sorte une forme d'hommage à mes influences majeures, surtout Porcupine Tree et Pink Floyd qui ressortaient sans trop d'effort à son écoute. Je suis quelqu'un d'extrêmement éclectique, qui écoute beaucoup de choses et c'est vrai que j'avais déjà des compositions que j'avais gardées car j'estimais qu'elles pouvaient former un autre tout. Je savais très bien que ces titres ne correspondaient pas à l'ambiance de l'EP. L'album contient beaucoup plus d'influences qui sont présentes dessus mais j'espère de manière plus subtile, plus réfléchie dans la manière de les digérer. Bien sûr Pink Floyd, Porcupine Tree, Steven Wilson font partie de mes influences importantes mais pour autant il y des artistes tout aussi importants pour moi qui sont présents sur cet album par exemple Goldfrapp, Kate Bush, c'est le cas aussi de Ennio Morricone et tous ces compositeurs de musiques de films. Ennio Morricone par exemple apportait des aspects mélancoliques et très orchestraux dans ses morceaux. Angelo Badalamenti aussi notamment dans les films de David Lynch dont je suis un grand fan, mais aussi Jerry Goldsmith, Hans Zimmer... et aussi de la musique minimaliste comme Philip Glass un compositeur que j'aime particulièrement ('Les Métamorphoses' qui a influencé 'High Tide')...
Et donc l'optique ce n'était plus l'hommage mais d'amalgamer tout ça pour trouver le son Esthesis, en fait ? C'était simple de mélanger toute ces influences variées car tu disais avoir ces compositions depuis longtemps ? Comment sont-elles devenues matures ?
Ce qui est amusant, c'est que bien qu'il y ait des parties qui ont été écrites récemment (2019), les bases des compositions, étaient déjà écrites au moment de l'EP et n'ont pas bougé car elles me sont venues comme ça de manière instinctive. J'écoute entre 5 et 10 albums par jour quand j'ai du temps libre. Cela se combine depuis des années et ça ressort de manière spontanée.
C'est ça qui est intéressant dans ce que j'ai voulu faire, c'est de
jouer sur les ruptures d'ambiances et l'album est nerveux grâce à ce jeu
d'ambiances.

Dans ‘No Soul To Sell’ tu développes des mouvements très nerveux presque metal sur des paroles sombres sur le monde des affaires, l’exploitation. Esthesis est aussi pas uniquement introspectif mais aussi un peu colérique, revendicatif ou dénonciateur (à la Airbag notamment dans "Disconnected")?
Effectivement, j'ai voulu faire en sorte que le morceau arrive dans la continuité de la fin du précédent 'Downstream' et justement le premier accord de 'No Soul To Sell' est le dernier du titre précédent donc un Fa Dièse Mineur et c'est un enchainement qui me convenait. Il y un crescendo à la fin de 'Downstream' qui annonce la couleur pour le titre suivant et montre qu'il se passe quelque chose de très intense qui touche le metal pour le quitter quelques minutes plus tard pour se retrouver dans un mouvement plus ambient. C'est ça qui est intéressant dans ce que j'ai voulu faire, c'est de jouer sur les ruptures d'ambiances et l'album est nerveux grâce à ce jeu d'ambiances. La plupart des morceaux fonctionnent aussi comme ça, 'High Tide' notamment qui est celui qui contient le plus de ruptures. Et souvent dans ma conception, je cherche à ne pas dévoiler tout de suite toute leur puissance d'un coup. Sur 'High Tide' quand on a une section vers 3 minutes qui monte en puissance, alors qu'on s'attendrait à ce que ce soit le point d'orgue, ce n'est pas le cas, ça ne dure pas très longtemps et je joue sur la frustration pour faire retomber l'ambiance, en construire une autre pour y revenir au moment où on s'y attend le moins. C'est ça qui est paradoxal car sur le morceau qui est construit le plus en ruptures d'ambiances, c'est celui où on a mis le solo de guitare le plus puissant de l'album, c'était voulu.
J'ai voulu expérimenter, faire en sorte que les gens soient captivés par le morceau.
Créer cette frustration chez l'auditeur ça pourrait donner l'impression que tu ne te lâches pas assez, est-ce que tu te freines ou hésites un petit peu et es-tu conscient qu'on puisse te dire que tu te restreins notamment à monter en puissance ?
Ce n'est pas une hésitation pour le coup mais c'est une manière de concevoir l'ensemble. Beaucoup de choses ont été faites en termes de rupture brusque. Ma démarche correspond à mon état d'esprit, c'est-à-dire de ne pas tout donner de suite pour ensuite que ça explose à la fin, qu'il y ait une sorte de point d'orgue dans chaque morceau. C'est une conception qui se retrouve dans plusieurs démarches que j'apprécie notamment cinématographique, notamment chez David Lynch qui arrive à jouer sur ces ruptures dans lesquelles il y a des moments où il pourrait plus se lâcher, ou qu'il y ait des moments plus en tension mais en fait ça arrive presque à la fin du film. Et si je parle en littérature, je suis un grand amateur de Lovecraft qui a cette capacité ou réputation à écrire des romans ou des nouvelles qui sont très descriptives avec une progression dans l'horreur et le fantastique. On est capté par cette histoire et on a envie d'arriver jusqu'au dénouement final et parfois on est très frustré mais on n'est pas déçu à la fin car on se dit effectivement ça valait le coup et on comprend là où il voulait en venir et au final on est content d'avoir vécu cette frustration. Je ne dis pas que la frustration doit être omniprésente dans un morceau de musique mais dans cet album c'est ce que j'ai voulu expérimenter, faire en sorte que les gens soient captivés par le morceau, ne décrochent pas et comprennent à la fin la totalité du potentiel du titre.
Tu écris en anglais et tu sembles chercher dans tes paroles à faire des rimes, presque des poésies, est-ce une difficulté supplémentaire que tu t’ajoutes ?
C'est quelque chose que j'ai essayé de faire pour cet album, c'était un peu le cas pour l'EP. L'anglais est une langue musicale et j'adore la poésie et je dois admettre que j'aime quand ça sonne de manière musicale. C'est intéressant comme question car je me la suis posée, il y a des moments où je me suis demandé : est-ce que j'ai envie de ne pas faire rimer un morceau... et je me suis aperçu que lorsque j'essayais de ne pas faire rimer, les paroles me plaisaient moins parfois. C'est lié à la langue.
Justement tu pousses le concept d'enchainement jusque dans l'artwork où les morceaux sont regroupés deux par deux....
Oui, rien n'a été laissé au hasard, pour moi les morceaux peuvent être regroupés en binôme. Chaque titre est le pendant de l'autre d'un point de vue ambiance.
Ces ambivalences traduisent cette quête d'identité et la difficulté à la trouver ?
Oui tout à fait, regarde la fin de 'High Tide' avec le piano qui ralentit progressivement et qui se termine sur la même note qui commence le suivant, jouée à la guitare sur une nouvelle rupture d'ambiance, peut-être même la plus grosse car plus basée sur les claviers.
Parlons un peu de l’artwork avec cette maison isolée un peu brouillée et les photos dans le livret qui illustrent les paroles (la feuille morte de l’automne, les bureaux pour ‘No Soul to Sell’, la mer, la photo qui ressemble à une peinture de 'The Awakening', le ciel et l’espace), doit-on voir dans cet imagerie un album introspectif – avec beaucoup d’interrogations dans les paroles, tu arrives peut être à un âge où tu t'interroges beaucoup - voire cathartique ?
Les paroles de cet album sont plus personnelles en effet par rapport à l'EP, que je n'avais pas écrit seul mais avec mon ex-compagne et l'aide de mon guitariste de l'époque. j'ai repris la main pour m'exprimer sur différentes choses. Je suis aussi à une phase de ma vie où je suis en questionnement identitaire comme souvent les gens le sont d'une manière générale. Il y a de ça. J'ai voulu transmettre certaines questions que je pouvais avoir ou certaines choses qui au contraire ont été vécues par d'autres personnes et qui ont fait écho à ce que j'ai vécu. 'Still Far To Go' par exemple parle d'une rupture amoureuse mais l'aborde d'un point de vue positif alors que souvent ce genre de chanson est très souvent négative. L'image du ciel est très importante car plus lumineux et on le sent dans la musique car les couplets sont plus mélancoliques et les refrains plus lumineux...

D'ailleurs sur ce titre, pardon je te coupe, il y a Mathilde qui je crois est ta compagne, c'était important qu'elle soit sur ce morceau notamment....
Oui, c'est d'ailleurs le seul morceau où il y a des voix féminines. Assez rapidement, je me suis aperçu qu'il manquait quelque chose, c'était moi qui faisais les chœurs. Je voulais ajouter une voix féminine pour évoquer cet aspect d'un couple.
Pour revenir sur les paroles, ce titre parle de l'éveil de l'identité d'une personne qui en quitte une autre pour se respecter elle-même. Je te dis au revoir non pas pour aller vers une autre, mais pour me respecter afin de mieux me connaitre. 'Chameleon' pour le coup c'est plus une quête d'identité, ça parle de personnalités qui s'adaptent aux autres avec un couplet assez fort car le narrateur dit : “je suis un caméléon, j'essaye de produire une impression parfaite et ma vie n'est qu'un jeu de rôle”. Et la personne se pose des questions comme tu le relevais comme : qui je suis, qui je dois être ? 'High Tide' traite du sujet de la culpabilité sauf que c'est assez subtil avec une présence fantomatique qui chante le titre du morceau de manière murmurée, pour moi c'est cette présence qui le prononce et qui hante le narrateur tout au long du morceau avec des passages plus lumineux mais ensuite plus torturés car il ne sait pas où aller et c'est à la toute fin qu'on termine sur une note plus positive.
Après cet album, as-tu trouvé des réponses à tes interrogations ? Tu vas ouvrir un nouveau chapitre de ta vie après avoir concrétisé cet album ?
Je pense qu'il y a des choses plus claires pour moi et notamment des choses musicales et plus largement sur ce que je recherche dans la vie. Je suis quelqu'un qui recherche de la tranquillité et de la paix intérieure pour composer des choses qui me représentent. Je suis arrivé à des réponses avec ces questions que j'insuffle dans l'album. Après, il n'est pas pour autant autobiographique. Je ne suis pas hanté par une présence fantomatique ou autre (Rires), je ne suis pas un caméléon. J'arrive plus à me positionner sur ce qui me fait du bien voire moins de bien.
Nous sommes dans une période difficile et donc calme par la force des choses avec la pandémie, comment tu la vis cette période ?
Je pense qu'on va avoir des albums qui vont traiter de cette période qui va être assez propice à inspiration pour de nombreux artistes même de manière inconsciente. Elle n'est pas comme les autres, et assez troublante. Sans parler d'inspiration, c'est une période où j'ai envie d'être dans ma bulle en fait, de moins regarder les infos, de moins me concentrer sur les attentats, la pandémie et de me connecter vers quelque chose de plus personnel et apaisé dans ce que j'écris. Ça nous a beaucoup impacté au niveau logistique. Du coup la finalisation entre mars et juillet s'est faite en plein confinement et j'ai eu de la chance d'avoir des musiciens qui savent travailler à distance. C'était une bonne expérience.
Quel a été le plus grand défi et la plus grande difficulté que tu as rencontrée dans la composition ou l’enregistrement de cet album ?
Je pense que c'est d'avoir un tout qui paraisse cohérent par rapport à la variété de styles et d'influences qui ont été les miennes. J'espère y être arrivé car il était important pour moi qu'on ressente que l'album soit fait par le même groupe... par la même personne....
C'est marrant car tu parles de groupe alors que c'est un projet solo, tu as ce réflexe...
Oui, car ça reste des étiquettes, sans les trois autres musiciens l'album aurait sonné différemment et je pense qu'ils ont réalisé un travail exceptionnel notamment en terme d'arrangements. Ils ont chacun amené leur patte, Florian sa polyvalence, Baptiste un aspect ambient..
Mais tu les a beaucoup drivés il parait ....
(Rires) Exactement ! Mais je pense qu'ils sont très contents de ce qu'ils on fait sur cet album, j'en suis moi très fier en tout cas et ils peuvent l'être. Tout s'est bien passé...

Est-ce que tu as eu le sentiment, presque comme un manager, de les avoir fait progresser ?
Je n'aurais pas cette prétention sur leur pratique des instruments mais je pense qu'il y a eu une compréhension du projet et de la vision que j'avais très nette. Au début il y avait des parties de morceaux que je leur envoyais pour arranger ce que j'avais imaginé à la guitare, basse parfois, des patterns de batterie... Je leur demandais d'essayer de creuser ces ambiances avec leur personnalité et du coup ça a été un peu difficile car ils ne voyaient pas trop où je voulais en venir. Il y a eu des moments où j'ai dû réexpliquer ce que j'attendais derrière. Mais plus l'album avançait plus ils ont compris le tout et donc certains passages ont nécessité une prise seulement car c'était parfait dès le début. Très souvent au début et de manière générale, j'attendais moins de notes que ce qu'ils faisaient. Je préfère moins de notes mais les bonnes notes et ça ce n'était pas évident pour eux de se caler sur cette vision là mais je les en savais capables. Ils ont été au service des morceaux comme sur 'The Awakening' où la basse et la batterie sont discrètes, Florian utilise beaucoup les cymbales pour ambiancer le morceau et ça le sert.
Nous sommes dans une société d’image, c'est difficile là de faire un clip, as-tu le projet de réussir à en faire un ou plusieurs ?
Il y a un projet de clip en préparation mais ça arrivera en 2021 car je préfèrerais que ce soit hors confinement. C'est important pour développer l'univers visuel et musical d'Esthesis. C'est quelque chose qui m'intéresse pour aller au bout de la démarche cinématographique. Le clip serait plutôt minimaliste et contemplatif pour un des morceaux de l'album et un projet de clip qui capterait l'ambiance du groupe en live studio.
La scène progressive française semble connaitre un second souffle avec Weend’o, Lazuli sur une veine plus metal prog Altesia, Mobius, maintenant Esthesis, que penses-tu de cette scène française qui semble connaitre un rayonnement presque plus international que national ?
On a de la chance d'avoir cette scène française et il y a beaucoup de groupes très prometteurs. J'apprécie Weend'o, notamment. Ce qui est intéressant dans ces groupes qui émergent c'est qu'il n'y a pas un aspect démonstratif dans la manière de proposer une musique progressive plus moderne. La musique reste très cohérente et arrive à proposer des explosions émotionnelles. Je n'ai pas envie de faire des morceaux de metal pour faire du metal comme une question de principe ou des morceaux de rock progressif avec des claviers en utilisant des sonorités kitch comme Yes ou Genesis qui sont des groupes que j'apprécie mais je me place plus dans la lignée de groupes comme Marillion d'un point de vue des claviers. On va avoir de belles années devant nous avec cette scène.
Tu recherches plus les émotions que la démonstration purement technique...
Oui. J'espère que les gens arrivent à se reconnecter à quelque chose de plus simple, qui les fasse voyager, qui les amène quelque part et que lorsqu'ils écoutent ma musique, ils aient des images devant les yeux. C'est important pour moi surtout dans cette société de proposer ce genre de morceau car il y beaucoup de groupes d'adolescents sur Youtube par exemple qui font des reprises et qui essayent d'en mettre plein la vue et ils sont probablement talentueux mais ce que je recherche dans un morceau c'est qu'il me procure des émotions et me reconnecter à un sentiment qu'il soit lumineux ou mélancolique comme la plupart du temps, ou bien de colère et quand il y a trop de notes je n'arrive pas à ressentir ça. Pour moi le silence ça a autant de valeur que les notes et il y en a beaucoup sur "The Awakening" et ils sont importants pour mettre en relief les passages avec les notes. Pour autant ça ne veut pas dire que je n'apprécie pas les passages démonstratifs et après chacun aura sa définition. Pour moi 'Chameleon' m'a demandé énormément de travail notamment sur l'utilisation du mini moog qui a demandé plus d'une centaine de prises car j'en n'étais pas satisfait et pourtant les gens me disaient que c'était très bien mais pas pour moi. C'est de mon point de vue un passage démonstratif que j'ai hâte de jouer sur scène.
On a commencé l'interview par la question qu'on t'a trop posée, quelle est celle à laquelle tu aurais aimé répondre et que je ne t'ai pas posée ?
Ce peut être nos projets à venir... C'est assez important ce qu'on essaye de mettre en place car j'ai déjà la suite en tête. Un projet de tournée après la Covid. J'espère que ça pourra se faire rapidement car pour moi cet album constitue le vrai début, l'EP était une mise en bouche même si j'en suis fier. Mais cet album je l'ai maitrisé de bout en bout.
Un prochain album très rapidement alors ?
L'EP j'avais mis 6 ans pour le sortir et l'album plus rapidement (1 an et demi). Je ne sais pas si l'album suivant sortira dans le même délai que "The Awakening" mais j'ai déjà pas mal d'idées et j'ai même déjà beaucoup de choses pour le troisième album, j'ai déjà repris la composition. J'écris le deuxième et le troisième en même temps alors que ce sont des albums très différents dans ce que j'envisage.
Pas de double album en vue ?
Non, je ne suis pas fan des doubles albums car pour moi ils contiennent toujours des morceaux dispensables. Ces albums seront différents. Le deuxième explorera des ambiances proposées dans 'Chameleon' et 'Still Far To Go' un peu plus pop-rock avec des harmonies vocales. Quant au troisième il sera plus sombre, presque électro...
Tu t'inscris dans cette optique de ne jamais proposer la même chose...
Ce premier album montre l'étendue de ce vers quoi j'ai envie de me tourner dans l'avenir. Il y a des influences qui vont se retrouver dans le prochain. J'ai envie de revenir vers des choses plus concises, des morceaux plus courts (entre 5 et 7 minutes) et plus orientés guitare. Pour moi le son de ce premier album c'est le piano que j'ai mis au centre et qui en donne la couleur mais la guitare reprendra plus de place dans le prochain.
Merci à toi.
Merci à vous.