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Nous allons commencer avec la question traditionnelle de Musicwaves,
quelle est la question qu'on t'a trop souvent posée ?
Aucune,
je ne suis pas suffisamment sollicité pour des interviews pour faire
face à ce genre de problème. Mon métier de journaliste fait qu'en
général, c'est moi qui pose les questions !
Comment es-tu venu au rock progressif et quel est ton premier choc
prog ? Comment devient-on horloger du progressif?
Je
ne sais pas si je suis un horloger du progressif, je te laisse la
responsabilité du terme même s'il est plutôt flatteur, du moins
j'espère ! Je suis venu au progressif…. progressivement. En
découvrant The Beatles à l'âge de 12 ans, puis Mike Oldfield et
Supertramp à 13-14 ans, puis Genesis à 15-16 ans qui fut, si l'on
peut dire, mon premier « choc prog » !. Assez vite,
je me suis mis à écouter aussi Yes, Van der Graaf Generator, King
Crimson… Mes goûts m'orientaient davantage vers ce rock sophistiqué
anglais des années 70 que vers celui de mon époque, les années 80,
que je trouvais généralement plus froid, plus formaté. Au fil des années, j'ai poussé mes recherches
plus loin, puis j'ai collaboré à plusieurs magazines, notamment
Rockstyle qui m'a permis d'interviewer de nombreuses figures du genre
dans les années 90. Et puis au début des années 2000, comme il
n'existait pas de véritable livre en français sur le prog, j'ai
décidé d'en écrire un moi-même, ce qui a donné « Chroniques
du rock progressif 1967-1979 », paru début 2002.
Est-ce que tu considères "Prog 100" moins comme une simple réédition
(certaines chroniques d'albums se trouvent
déjà - sauf erreur - dans ton premier livre, mais modifiées pour l'occasion) que comme la poursuite de "Chroniques du rock
progressif" qui s'arrêtait en 1979 ?
C'est
évidemment la poursuite du premier livre. Par rapport au précédent,
sur les 100 albums chroniqués, il doit y avoir 27 disques en commun,
dont j'ai remanié les textes, plus ou moins en profondeur selon les
cas. En 2001, je n'avais pas forcément envie de m'aventurer au-delà
de la période classique des seventies. Mais aujourd'hui, le contexte
a changé, les influences progressives ont de nouveau un impact sur
des groupes mainstream, et la définition du prog s'est aussi
élargie. Il suffit de voir les groupes au sommaire chaque mois du
magazine anglais Prog. Le terme progressif n'est plus réservé aux
seuls héritiers directs de Genesis et de Yes, et c'est tant mieux ! "Prog 100", comme son sous-titre l'indique, fait aussi le lien entre
les précurseurs des sixties, les grands classiques des seventies et
les héritiers modernes du progressif, en suivant une acception du
terme relativement large.
Un seul album par groupe, était-ce un choix éditorial ? Est-ce que
cela ne déséquilibre pas la donne au regard de l'histoire du rock
progressif ? Cela peut donner l'impression que T2 est aussi important
que Rare Bird, Caravan ou Yes.
Un
seul album par groupe, c'est au départ le choix éditorial de
l'éditeur Le Mot et le Reste, pour respecter le principe de ses
autres parcours discographiques, "Reggae 100", "Africa 100", "Electro 100", etc..., et ouvrir au maximum le nombre de groupes évoqués tout en
restant sur le principe d'une centaine de disques chroniqués. Je
comprends tes réserves par rapport à ça, mais je me suis efforcé
de contourner le problème en brossant les grandes étapes de
l'histoire du rock progressif dans une introduction d'une trentaine
de pages. On y perçoit donc clairement quels sont les groupes
majeurs. Ensuite, chaque chronique étant conclue par une
discographie sélective, plus ou moins fournie selon les cas, la
lecture du livre donne une idée précise de l'importance
respective de chaque groupe. Mais il ne faut pas considérer ma liste
de 100 disques comme celle des 100 meilleurs albums de prog de tous
les temps. "Chroniques du rock progressif" s'en
rapprochait un peu, du moins pour ce qui concerne les seventies. Là,
c'est d'abord une sélection, la plus ouverte possible, pour donner
envie au lecteur de (re)découvrir toutes les facettes du prog, de
ses débuts jusqu'à aujourd'hui.
Au regard de l'histoire du prog, n'est-il pas un peu paradoxal de
débuter un livre sur le rock progressif, non par l'évident "In The
Court of the Crimson King" de King Crimson mais par le premier album
de Family, qui n'est au final que très peu progressif malgré sa
bonne humeur ?
Je
consacre un long passage à "In The Court Of The Crimson King" dans l'introduction du livre, pour souligner son importance
historique, ce qui m'a permis de chroniquer un album de la période
73-74, en l'occurrence "Red", période que je considère comme
la plus passionnante de l'histoire de King Crimson. Le livre annonce
dès son sous-titre qu'il commence avec les « précurseurs ».
Donc débuter les chroniques par un album de pop psychédélique,
qu'on peut quand même à maints égards considérer comme
« proto-prog », ne me paraît pas si paradoxal que ça.
Il y a une volonté qui rejoint le travail de Jérôme Alberola
d'élargir et d'éclairer les influences progressives de certains
groupes, est-ce pour toi essentiel de ne pas te fermer à tous les
horizons musicaux ?
Bien
sûr que c'est essentiel, d'autant plus lorsqu'on parle d'un genre de
rock qui est censé se nourrir d'ouverture d'esprit et de métissage
des styles. Ça ne m'intéressait pas de m'en tenir à des groupes
100 % prog. Être progressif, c'est
autant un état d'esprit qu'une marque de fabrique stylistique, d'où
la présence dans le livre de groupes comme Strawbs, 10cc, Cardiacs,
Tool, Sigur Ros ou Archive qu'on peut considérer respectivement à
dominante folk, pop, pop/punk, metal, post-rock et electro, mais qui
ont chacun à sa manière un côté clairement prog.

Comment as-tu choisi les groupes qui pouvaient entrer dans le premier
voyage en 100 albums et ceux qui ont été assignés à la réserve ?
Comme Pendragon, Fish, Steve Hackett, Rick Wakeman, The Enid qui
auraient mérité leur place ? Ce ne sont pas
mes groupes préférés ceci dit, mais leur importance est indéniable.
Là
encore, c'était une question d'équilibre à trouver entre
l'importance historique du groupe, son influence, la valeur de
l'album, son originalité etc. Je me suis efforcé de privilégier
les créateurs par rapport aux suiveurs.
Je ne vais pas nier que mes goûts personnels rentrent aussi en ligne
de compte pour le choix final, mais ils ne doivent jamais être le
seul critère. Certains choix ont été douloureux, c'était
inévitable. J'ai donc tenu à ajouter cette seconde liste de 100
autres groupes/albums où figurent des artistes qui auraient
effectivement pu faire partie des chroniques proprement dites.
D'ailleurs, ma première liste comportait au départ environ 120
disques, que j'ai dû réduire à 100 et The Enid, qui était
dans mon livre précédent, y figurait encore...
Tu es fan de Van der Graaf Generator, pourquoi n'as-tu pas choisi "Still Life" pour ornementer la pochette ? (au profit de celle de The
Mars Volta)
J'aurais
adoré mettre en couv "Still Life" : c'est un de
mes albums favoris et sa pochette est magnifique ! Mais il ne fallait
que quatre disques sur la couverture, et je voulais par rapport à
l'esprit du livre, « des précurseurs aux héritiers »,
réserver deux des quatre images à des groupes modernes,
relativement connus et dont le côté prog ne se limite pas à une
redite des années 70. J'ai donc choisi deux disques emblématiques
et très connus du prog classique, "The Lamb Lies Down On Broadway" de Genesis
et "Red" de King Crimson, et deux disques
d' « héritiers » pour le coup vraiment modernes, "OK Computer" de Radiohead et "Frances The
Mute" de The Mars Volta. Ces quatre pochettes ont aussi l'avantage
de donner un déroulé visuel très cohérent et esthétique,
alternant blanc et noir, avec un côté tendu et mystérieux qui a
d'ailleurs beaucoup plu à l'éditeur. J'aime aussi le fait qu'on y
retrouve deux pochettes surréalistes de Storm Thorgerson, celles du
Genesis et de The Mars Volta, malgré les plus de trente ans qui les
séparent...
Je voulais évoquer un autre coup de coeur, le livre sur Genesis "La
boîte à musique", qui est un modèle du genre sur un livre consacré
à un groupe : discographie détaillée, anecdotes, détails
musicaux (géniale explication du titre Foxtrot), interview, etc... Pourtant, après le
départ de Steve Hackett, on a l'impression que la période qui suit
ne t'a pas beaucoup plu, car on retrouve moins de détails...
La
période purement progressive de Genesis, autrement dit les
seventies, est certes ma favorite, ce qui ne veut pas dire que la
suite ne m'a pas plu. Je considère que Genesis a su rester vraiment
créatif jusqu' à la période "Mama" en 1983. Ensuite,
le succès de la carrière solo de Phil Collins a pris de telles
proportions que le groupe a considérablement ralenti la
fréquentation de ses retrouvailles, donc de ses albums. De 1969 à
1983, Genesis a sorti un nouvel album studio quasiment tous les ans
(seules exceptions : 1975, 1979 et 1982) alors qu'entre 1984 à
1997, soit treize ans, il n'a publié que trois nouveaux disques
studio ! Ce qui était une aventure humaine inscrite dans la
continuité, avec des péripéties souvent passionnantes, de
multiples remises en question, s'est mué en simples retrouvailles
programmées et ponctuelles : fatalement, il y a moins de
détails à raconter... Il y a aussi l'aspect des textes : ceux
des années 70 racontent généralement des petites histoires qu'il
m'a paru intéressant d'éclairer pour les fans francophones. Il y a
nettement moins d'intérêt à décortiquer les paroles du groupe
après sa période de « conteur ». Donc, je comprends ton
sentiment par rapport au livre, à ceci près que pour moi, la
« cassure », si l'on peut dire, est liée simplement à
l'histoire du groupe.
Comment s'est déroulée l'aventure rockprogetc ?
C'est
un blog de chroniques que j'ai créé (avec l'aide technique de
Julien Gaullier) lorsque Crossroads s'est arrêté en 2011. Tout
simplement parce que j'avais toujours envie de chroniquer certains
disques. Cela dit, je préfère voir mes textes publiés dans des
magazines ou dans des livres. Mais le blog a au moins le mérite
d'exister, même si je l'alimente de manière plus ou moins
épisodique.

Que veut dire défendre le rock progressif en 2015 à une époque où
les masses veulent de l'instantané, des textes simples, des musiques
courtes qui rendent heureux, représentant un flagrant déficit
d'audace culturelle ?
Il
y a forcément un aspect militant. D'abord parce qu'on écrit sur un
genre de rock longtemps ignoré ou méprisé par une certaine presse
rock, et qui l'est encore dans une moindre mesure. Ensuite, on est
effectivement dans un contexte d'inculture musicale chronique,
particulièrement en France. La technologie encourage plus que jamais
l'immédiateté, le superficiel. Les valeurs défendues par le rock
progressif, albums conceptuels, musique sophistiquée, longs
morceaux, pochettes recherchées, sont à l'opposé de la culture des
play-lists, de la dématérialisation , du zapping permanent.
Défendre le rock progressif en 2015 a donc pour moi un côté décalé
et même un peu subversif qui me plaît bien. Cela dit, ce
militantisme n'a qu'un impact modeste et les meilleurs groupes de
rock progressif n'ont évidemment pas le monopole de l'intelligence
et de la profondeur musicale. S'agissant des artistes actuels, ma
préférence va à ceux qui mélangent la sophistication et le
lyrisme du prog à des influences plus modernes : le dernier
album de Steven Wilson, "Hand. Cannot. Erase", est d'ailleurs un
modèle du genre. Ce n'est pas un hasard si Steven Wilson est en quelque
sorte devenu l'étendard du rock progressif actuel...
On a commencé par la question que l'on t'a trop posée, a contrario
quelle est celle que tu voudrais que je te pose ?
Peut-être
une question sur l'esprit de Prog 100, qui est moins une leçon
d'histoire comme le livre d'Aymeric Leroy qu'un guide pour donner des
envies d'écoute qui vont bien au-delà de la seule liste des 100
disques chroniqués. J'aime cette idée de transmission, c'est
d'abord elle qui me pousse à écrire sur la musique. Pour ce livre,
j'ai tenté de n'exclure ni les spécialistes, qui auront plaisir
j'espère à retrouver chroniqués des disques qu'ils connaissent et
en découvriront peut-être une poignée qui leur avaient échappé,
que les néophytes. Mais entre les hyper-connaisseurs et les
néophytes, il y a surtout toute une gamme de mélomanes, ceux qui
écoutaient du prog dans les années 70 mais s'en sont par la suite
éloignés ou les plus jeunes, qui écoutent du post-rock ou The Mars
Volta ou Archive : c'est sans doute à ceux-là, ni
spécialistes, ni complets béotiens, que s'adresse en priorité Prog
100 .
Quel est ton prochain projet ?
Je
n'ai pas de projet dans l'immédiat, mais j'ai quelques idées pour
plus tard, surtout une, que je préfère ne pas dévoiler maintenant,
tant que je ne suis pas absolument sûr qu'elle aboutisse !
Merci Frédéric.
Merci.